Pendant des siècles, les bâtisseurs ont utilisé la technique du scellement au plomb pour stabiliser les éléments en pierre dans les grands édifices. Aujourd’hui encore, cette méthode est mise en œuvre lors des chantiers de conservation-restauration de la cathédrale de Strasbourg.
L’épisode 1 a présenté le contexte historique et technique de cette pratique. Ce deuxième épisode entre dans le cœur de la recherche doctorale menée par Cléa Merucci, consacrée à la caractérisation mécanique de ces scellements dans le grès de la cathédrale. Ce travail, mené en partenariat avec la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame, cherche à comprendre comment le plomb réagit aux sollicitations mécaniques, notamment à travers le phénomène de fluage.

L’enjeu est double : documenter scientifiquement cette technique ancienne et proposer, à terme, une méthode reproductible pour des restaurations ou des applications contemporaines.

Mise en place expérimentale : fabrication et qualification des éprouvettes

Le point de départ de la recherche a consisté à fabriquer des éprouvettes (échantillons de matériau destiné à réaliser des essais) en plomb à partir d’un lingot fourni par la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame, réputé pur. L’objectif est de tester ces éprouvettes afin de mesurer leur comportement en fluage. Pour cela, Cléa a dû produire des pièces compatibles avec les mors du banc d’essai, tout en respectant une géométrie adaptée aux futures analyses mécaniques.

Conception des éprouvettes

Schémas de fabrication des éprouvettes, crédit Cléa Merucci
Schémas de fabrication des éprouvettes, crédit Cléa Merucci

Les éprouvettes choisies présentent une forme à têtes hexagonales avec une section calibrée cylindrique. Ce format permet d’envisager des essais de traction combinée à de la torsion.

Pour mouler les éprouvettes, du silicone RTV (Room Temperature Vulcanisation) haute température est utilisé. L’huile de silicone est mélangée à un réactif durcisseur, puis le mélange est dégazé sous vide afin d’éliminer les bulles. Il est ensuite coulé autour d’une éprouvette en acier, placée dans un gabarit en carton. Après 24 heures d’étuvage à 40 °C, le moule est prêt à l’emploi.

Procédure de coulée

Le moule est découpé longitudinalement afin d’en extraire l’éprouvette-modèle, puis un évent est creusé pour permettre l’évacuation de l’air lors du coulage. Pour faciliter le démoulage, du talc est appliqué sur l’ensemble de la surface interne, et un cerclage est mis en place afin d’assurer l’étanchéité.

Le plomb (température de fusion : 327,5°C ou 600,6 °K) est porté à 380 °C dans un creuset, tandis que le moule est préchauffé à 150 °C pour limiter les chocs thermiques. Le métal fondu est ensuite écumé pour éliminer les impuretés en surface, puis coulé d’un seul jet dans le moule. Le refroidissement s’opère à température ambiante, sous hotte, dans le strict respect des protocoles de sécurité liés à la toxicité du plomb.

Détection de défauts : les bulles d’air

Auscultation des éprouvettes, en cours, crédit : Cléa Merucci
Auscultation des éprouvettes, en cours, crédit : Cléa Merucci

Très rapidement, Cléa a observé des défauts dans les éprouvettes, notamment sous forme de bulles d’air dans la partie calibrée. Étant donné que ces défauts peuvent biaiser les calculs de contrainte, elle a procédé à quelques ajustements du protocole (agrandissement des évents, inclinaison à 45 °C, coulage plus lent). Ces modifications n’ont malheureusement pas garanti une homogénéité parfaite, l’étudiante a donc mis en place un contrôle par pesée hydrostatique. Cette méthode consiste à comparer la masse mesurée de l’éprouvette avec son volume estimé par déplacement d’eau, puis à confronter cette valeur à la masse volumique du plomb pur, déterminée à partir d’un échantillon de référence. En cas de divergence, elle suspecte la présence de vide interne. Bien qu’imprécise, cette méthode se révèle suffisamment rapide et fiable pour trier les éprouvettes avant essai.

Essais de fluage : protocole et premières observations

Principe de l’essai

Cléa a réalisé les essais de fluage à l’aide d’un bâti de traction-torsion à charge morte. Ce système permet d’appliquer une force constante (charge morte) pendant une durée prolongée. Les éprouvettes sont fixées par leurs extrémités dans des mors, et la charge est réglée par le déplacement d’un contrepoids sur un bras.
Bien que l’instrumentation complète de la machine (capteurs, extensomètre, acquisition) soit encore en cours d’installation, elle a mené un premier essai de manière semi-manuelle, en maintenant une température supposée constante de 23 °C et en mesurant les déformations à l’aide d’un pied à coulisse.

Résultats observés

La courbe obtenue présente les deux premières phases classiques du fluage :

  • une phase primaire, durant laquelle l’allongement est rapide au début mais ralentit dans le temps ;
  • une phase secondaire, où le taux de déformation se stabilise.

Ce comportement confirme l’hypothèse de départ : le plomb, bien que testé à température ambiante, est sujet au fluage. Ce constat est cohérent avec les recherches scientifiques, qui montrent que les métaux commencent à se déformer lentement (phénomène de fluage) lorsque la température dépasse 40 % de leur température de fusion (exprimée en kelvins). Pour le plomb, cela correspond à environ 240 °K, soit -33,5°C. Autrement dit, le plomb peut être sujet au fluage à température ambiante.

Instrumentation à venir

Cléa prévoit d’équiper prochainement le dispositif expérimental :

  • d’un extensomètre pour assurer un suivi continu de l’allongement ;
  • d’un capteur de température pour vérifier la stabilité thermique ;
  • d’une centrale d’acquisition pour enregistrer les données en vue de leur modélisation.

Vers la modélisation et les perspectives analytiques

Analyses chimiques : LIBS et ICP-MS

Avant de modéliser le comportement du matériau, il est nécessaire de valider sa composition. Deux techniques sont envisagées à cet effet :

  • LIBS (spectroscopie d’émission induite par laser),
  • LA-ICP-MS (ablation laser couplée à la spectrométrie de masse).

Ces méthodes permettent d’identifier et de quantifier les éléments traces présents dans le plomb, en vue de constituer une base de données de référence. Cette base facilitera ensuite la comparaison entre les scellements récents et ceux issus de campagnes historiques.

Modélisation : le modèle d’Anand

Modèle d'Anand, crédit : Cléa Merucci
Modèle d’Anand, crédit : Cléa Merucci

La modélisation du comportement en fluage s’appuiera sur le modèle d’Anand, fondé sur une description viscoplastique, c’est-à-dire une déformation lente et permanente sous contrainte. Couramment utilisé pour les alliages métalliques, ce modèle repose sur trois équations :

  • une équation de contrainte effective ;
  • une équation de flux de déformation ;
  • une équation d’évolution du taux de fluage dans le temps.

Son calibrage nécessite la détermination de neuf paramètres constants spécifiques au matériau, à partir des données issues des essais de fluage.

Objectif : reproductibilité et comparaison

L’objectif final est de construire un protocole expérimental reproductible permettant de décrire précisément le comportement mécanique du plomb utilisé dans les scellements.
Cléa prévoit également de comparer cette technique à d’autres solutions contemporaines (comme les résines polymères) en évaluant des critères mesurables : comportement mécanique, facilité de mise en œuvre, durabilité, résistance aux agents atmosphériques, recyclabilité.

Elle prévoit de soutenir sa thèse fin 2026 ou début 2027, avec l’ambition de proposer une méthode reproductible, à la fois utile à la conservation du patrimoine et transposable aux pratiques contemporaines de la construction.

Le 15 octobre, dans le cadre de notre cycle de conférences organisé avec la Société des Amis de la cathédrale, Cléa Merucci présentera aux côté d’Adèle Cormier : Monuments scientifiques – la cathédrale de Strasbourg en symbiose avec la recherche.

À 18h au Münsterhof ⎢9, rue des Juifs – Strasbourg⎢Entrée libre dans la limite des places disponibles. 

Contexte académique et encadrement de la recherche