Hypothèse de restitution du chantier gothique de la cathédrale de Strasbourg vers 1235
Hypothèse de restitution du chantier gothique de la cathédrale de Strasbourg vers 1235, crédit : F.OND, 3D : Inventive Studio – Stéphane Potier

L’audace des bâtisseurs force encore le respect. Comment les hommes du Moyen Âge ont-ils osé lancer vers les cieux de telles flèches de pierre ? Leur approche empirique et géométrique défie les calculs des architectes d’aujourd’hui.

La cathédrale de Strasbourg est un édifice très bien documenté, l’étude de son histoire nous livre de précieux éléments sur les techniques des bâtisseurs.

La géométrie

L’art de la construction ne se conçoit pas sans géométrie. La contrainte fondamentale d’un édifice, la gravité, définit elle-même les deux axes d’une élévation : l’aplomb, vertical et le niveau, horizontal. Dès les premières édifications, cette vérité s’impose aux hommes.

D’autre part, la géométrie ayant également pour objet les proportions, elle préside depuis l’Antiquité à la « construction du beau ». En s’appuyant sur certaines règles géométriques souvent anthropométriques, il est possible de concevoir « en grand » un objet plaisant à l’œil.

Le carré et le triangle et le cercle

Probablement basé sur des résultats empiriques, le principe semble admis au Moyen Âge : pour rester stable, il faut être carré. L’implantation au sol des édifices suit cette logique depuis l’Antiquité. On parle de construction ad quadratum, d’après le carré.

D’autre part, l’autre forme géométrique fondamentale en architecture est le triangle. Il est mécaniquement indéformable. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, on triangule les structures verticales, comme les charpentes ou les échafaudages. C’est la construction ad trigonum, d’après le triangle.

Le cercle intervient quant à lui dans le tracé des élévations des arcs et des voûtes et dans le plan des tours. 

En conjuguant ces principes, la géométrie devient la clé de la science des bâtisseurs. Il en découle naturellement un langage propre, qui se chargera de symboliques aux cours des siècles.

Le savoir des anciens

Ainsi, même si les dessins architecturaux n’apparaissent pas avant le XIIe ou le XIIIe siècle, les édifices sont tracés à même le sol. Les églises sont traditionnellement orientées c’est-à-dire axées vers l’Orient de la Jérusalem céleste. Les bâtisseurs établissent probablement les axes de la construction grâce à la gnomonique, science de l’orientation solaire bien connue de l’Antiquité.

À partir de cet axe, le plan de l’édifice est tracé, vraisemblablement à partir d’un carré, qui sera développé dans une forme plus complexe, mais géométriquement cohérente : le tracé régulateur. Ce procédé n’est pas systématiquement avéré de nos jours, mais sa pertinence pratique s’impose. Les bâtisseurs utilisent des outils hérités des grands savants de l’Antiquité, comme Pythagore ou Thalès.

Les bâtisseurs de cathédrale

Au Moyen Âge, l’architecte d’un édifice est souvent un tailleur de pierre qui, à force d’expérience et de curiosité intellectuelle, devient maître d’œuvre, le concepteur du bâtiment et le dépositaire des sciences de la construction. 

Les loges

Sous l’égide du maître d’œuvre attaché à l’édifice, une équipe d’artisans hautement qualifiés se constitue. Il s’agit probablement d’ouvriers itinérants, suivant le maître au gré des chantiers. Ces artisans sont organisés en loges qui établissent les statuts et les règles de travail.

L’édification d’une cathédrale s’étale sur plusieurs siècles. Les artisans qui se succèdent sur le chantier, s’influencent et se transmettent les techniques et les modes à travers l’Europe.

Les carnets de croquis d’un érudit peut-être maître d’œuvre du XIIIe siècle nous sont parvenus. Ils attestent de cette richesse au travers des chantiers gothiques de son temps. Il s’agit de Villard de Honnecourt, probablement un lettré initié aux métiers des bâtisseurs.

Le chantier médiéval

L’implantation établie, les fondations sont construites, plus ou moins imposantes selon la hauteur de mur envisagée. Celles de Notre Dame de Strasbourg datent de l’an 1015. Les premières assises de pierres sont ensuite élevées. 

Au fur et à mesure de l’édification, les échafaudages de bois s’élèvent. En effet, ce sont les murs qui portent l’échafaudage médiéval, au moyen des trous de boulins. Les boulins, poutres horizontales traversant la maçonnerie de part en part, portent un plancher d’échafaudage de chaque côté du mur.

Pour former les arcs et les voûtes, les claveaux sont posés sur un cintre, un ouvrage de charpente qui maintient provisoirement les pierres jusqu’à la pose de la clé, qui clave l’ensemble. Il est probable, dans le cas des grandes baies, que le remplage joue le rôle d’un cintre permanent.

Les engins de levage

À mesure que l’édifice émerge du sol, le bardage des matériaux (pierre, bois, mortier) nécessite des engins de levage. Ces machines utilisent naturellement l’énergie humaine, comme le montre l’exemple de la grande roue d’écureuil ou les cabestans de la cathédrale. 

Les carnets de croquis de l’architecte Hans Hammer sont un précieux témoignage de ces machines.

La préhension des pierres est assurée par la griffe, d’autre fois, par la louve. Les deux méthodes ont laissé leurs empreintes sur les parements de l’édifice. 

Ces techniques médiévales sont pour la plupart encore employées aujourd’hui. D’ailleurs, les pierres sont aujourd’hui encore scellées comme à l’époque, au mortier de chaux ou au plomb.

Les innovations du gothique

Avec l’avènement du roman, puis du gothique, l’art du trait se développe. Le dessin permet au maître d’œuvre plus d’audace dans ses projets. La cathédrale de Strasbourg et sa flèche constituent un parfait exemple de ces développements. 

Toujours plus haut

L’ambition du style gothique est de s’élever le plus possible vers les cieux. Ce souci de verticalité suppose de réduire le poids et l’épaisseur des supports (murs et piliers) sans compromettre la stabilité de l’ouvrage.

Le système des contreforts en arc-boutant va permettre de soulager les murs en absorbant la poussée des voûtes. 

Plus de lumière

Par là-même, les baies s’agrandissent, les arcs en plein cintre sont remplacés par des ogives, plus résistantes aux contraintes. Les fenêtres hautes deviennent monumentales et se parent de vitraux de plus en plus riches.

La légèreté apparente des murs est renforcée par un système bien visible dans le massif occidental de la cathédrale : les murs puissants du gros-œuvre sont cachés derrière un rideau de dentelle de pierre.

L’exemple de la flèche

En 1439, la flèche de la cathédrale atteint les 142,15 mètres. L’audace de ce projet force le respect à plusieurs titres. La hauteur, bien-sûr, mais la forme même de cette structure entièrement creuse est inédite. Les huit arêtiers de pierre, portant chacun un escalier vertigineux, s’appuient les uns sur les autres, sans support central.

Cet exploit architectural reste inégalé jusqu’au XIXe siècle et permet à Strasbourg de rayonner sur toute l’Europe chrétienne. La loge de la cathédrale est d’ailleurs nommée Loge Suprême du Saint-Empire romain germanique